Souvenirs d'enfance, souvenirs de guerre

par Jacqueline Simonnet 
(texte, photos et films) 

Ce texte est paru, en épisodes, dans le bulletin de la Communauté de Communes de la Vanne
(et depuis du Pays d'Othe)

Chigy Eté 39 - Depuis plus d'un an, mes camarades et moi entendons les conversations de nos aînés et suivons tour à tour, leur espoir ou désespoir.

Nos 10-12 ans ne nous permettent pas de raisonner, nous avons peur.  L'angoisse est à son comble, lorsqu'après la mobilisation partielle, arrive la mobilisation générale.

Nos pères sont mobilisés : 18 partiront sur le front, les plus de 35 ans resteront dans l'Yonne ou aux alentours, cinq de plus de 40 ans, ou père de 3 enfants seront gardiens des voies, dépôts d'essence à Villeneuve sur Yonne, camp de Varennes ou manutention (204 à Sens pour notre boulanger) 2 seront affectés spéciaux, sur place, à "la ville de Paris" 1.. Luxembourg et M. Maymon.




25 août 1939 allocution d'Edouard Daladier

A l'auberge, chez mes parents, la TSF est branchée en permanence, et, ce dimanche 3 Septembre, elle nous apprend "la France a déclaré la guerre. à l'Allemagne!". La peur paralyse tout le monde, nous: sommes muets. Les "Anciens poilus" sont les plus meurtris.

Parmi nos pensionnaires, ou chez les résidents secondaires, les pères font souvent partie de ces Anciens Combattants. Ils appréhendent le danger de Paris, ou des grandes villes, et décident de laisser épouse et enfants à Chigy. Les enfants en vacances: chez leurs. grands parents restent aussi.

A l'école, l'effectif passe à 48 élèves.

L'armée française réquisitionne plusieurs chevaux: 2 à la ferme Laurant, 2 à la ferme Couard, 1 à la ferme Vincent. Manquant de bras, le quotidien est à réorganiser et, malgré un futur rempli d'incertitude, il faut faire face. Les hommes de plus de 40 ans et les moins de 20 ans aident les plus démunis.

C'est encore l'époque où il n'y a qu'une dizaine d'autos à Chigy, et, seulement 2 conductrices.

Notre boulangère se voit contrainte de passer son permis pour faire les tournées.

L'automne et l'hiver s'installent dans une nouvelle routine, avec l'attente du facteur et des permissions des soldats,  par un froid rigoureux (40 cm de neige).

Le soir, pas d'éclairage dans les rues, aucun rayon lumineux ne filtre des portes et fenêtres, la défense passive y veille.



La TSF nous rebat les oreilles avec le danger des espions et instinctivement, devant les inconnus, nous sommes sur nos gardes.

ll y a aussi certains bruits "il faut craindre les avions qui lancent des bonbons empoisonnés et des stylos explosifs". Nos mères nous font la leçon.

Le 10 Mai 40, l'armée ennemie viole la neutralité de la Belgique Wallonne.

Dès le lendemain nous recevons des réfugiés amis Liégois. Tout se précipite, les communes ont des ordres et doivent s'organiser pour accueillir, selon leur possibilité, un certain nombre de réfugiés. Il faut réquisitionner les maisons, ou annexes libres, voire même des pièces disponibles dans les foyers. Il y a une belle solidarité.

Notre institutrice, Thérèse Richer, a bien du mérite pour maîtriser sa classe, nous voici au moins 65 élèves.

Chigy étant saturé, les colonnes d'évacués ne font plus qu'une halte de quelques heures pour se ravitailler en pain - lait - oeufs, ou parfois, dormir une nuit à la belle étoile pour reposer bêtes et gens.


Exode de juin 1940



C'est une torture de voir ces malheureux qui n'ont qu'un but: fuir vite et le plus loin possible. Nous avons presque honte d'avoir le privilège de vivre dans une zone loin du danger...

Hélas, nous allons bientôt apprendre, que ce sentiment, n'est qu'une illusion!

Fin mai, tout le pays est consterné, une affreuse nouvelle arrive en Mairie, André Lefèvre a été tué sur le front le 17 Mai. Il laisse son épouse avec 3 enfants.

Quelques jours après, la troupe (l'arrière) s'installe à Chigy. Certains l'appelle "la remonte", c'est à dire: le repos des hommes et des chevaux qui seront logés dans les écuries vacantes ou désaffectées. Les rues fourmillent!

La boulangerie fournit péniblement. Le café est devenu un peu la cantine, ou plutôt la soupe populaire, car beaucoup resquillent, mais la situation est telle, que le côté matériel n'a plus d'importance.

Lundi 10 juin - Tous les candidats "au certif" sont réunis au canton de Villeneuve l'Archevêque. En dépit de tout, nous sommes reçus tous les 5.

Mardi 11 Juin - Mercredi 12 juin  - Toujours la même effervescence dans les rues et le même défilé de réfugiés, entre-coupé de matériel militaire et de soldats. On se refuse à croire à la débacle... et pourtant...


Jeudi 13 juin- L'atmosphère est de plus en plus tendue, le groupe militaire basé à Chigy n'a plus de ravitaillement, le soir nous servons une cinquantaine de repas rapides. Plus tard, branle-bas, ce groupe a ordre de partir...

23 heures - La fatigue, la frayeur ont raison du courage de ma grand-mère, ma mère, nos amis belges. Nous laissons les piles de vaisselle et essayons de trouver le sommeil, mais en vain...

Dans la nuit, encore et encore, des chevaux tirant les canons, parfois des camions les escortent, les soldats sont dans un état d'extrême fatigue, ils ont faim, ils ont soif, beaucoup s'effondrent sur le trottoir "ils marchent depuis l'Aisne" disent-ils.

Vendredi 14 juin - Très tôt, on commence à entendre le bruit du canon.

Dans toutes les familles, c'est le même dilemme: "faut-il partir, faut-il rester?" certains attendent les ordres de la mairie, mais préparent le chargement des voitures, d'autres partent très tôt. Les cultivateurs partagent leurs chevaux et leurs voitures gerbières avec leur famille, leur personnel, leurs amis ou voisins qui n'ont aucun moyen de locomotion (c'est notre cas).

Le bruit du canon se rapproche, nous nous reposons sur les directives d'Ernest Rothier, adjoint, qui suit les difficiles étapes avec le maire, Gabriel Laurant, (tous deux mutilés de la guerre de 1914-1948).

Vers 18 heures, la mise en batterie d'un canon à la Grenouillère, d'un autre, au bout de la rue du Guichet, et, il me semble d'un autre vers le pré Huyard leur fait prendre la décision de partir, ils craignent qu'en cas de résistance le pays soit rasé. . .

A ce moment là, les 3/4 des habitants ont déjà pris la route de l'exode. A part quelques personnes qui refuseront de quitter leur maison. La famille Huyard prend la route, puis les familles Dubois-Carré et Tonnelier, nous serons les avant derniers avec les familles Rothier et Renault suivi des familles Laurant et Bard. Chigy est désert...

 Nous voici sur la route de Vareilles, soulagés de fuir le danger, mais le coeur serré de tout quitter, de partir sans but. C'est au moment de ces réflexions que les avions italiens (qui quelques heures avant, ont déjà mitraillé deux fois) nous rasent à plusieurs reprises, et prennent une autre direction, ouf !

Après de nombreuses embûches, nous arrivons à Bellechaume très étonnés d'y retrouver beaucoup de gens de Chigy. Les maisons sont vides. Fatigués, nous agissons comme tous les réfugiés : nous squattons.


Chigy - Le café

Bellechaume samedi 15 juin - Des colonnes d'évacués continuent vers le Sud, et... quelques heures plus tard, les premiers Allemands apparaissent, jeunes et vieux, nous sommes figés, que va-t-il se passer?

 Surprise, les premiers contacts sont assez courtois, mais il faut se rendre à l'évidence, nous sommes occupés! Ils nous feront regagner nos pénates,

le lundi 17 juin - Derniers partis, premiers rentrés, nous retrouvons notre pays intact, mais les maisons sont pillées, bovins, basse-cour errent dans les rues, et, pour• notre part, le Café est dans un état de saleté et de puanteur indescriptible, ma mère est démoralisée. nous habiterons chez grand-mère.

A la fin de la semaine, 50 personnes environ ont réintégré leur foyer.

Il faut trouver du ravitaillement, en particulier le pain. Le Maire et l'adjoint comptabilisent le stock de farine (qui par miracle n'a pas été touché) et, avec l'aide d'un volontaire (nullement formé) organisent la remise en route de la fabrication du pain.

A la boutique, ma mère est désignée pour servir leur ration, à chaque client. Je tiens le cahier et pointe la distribution. Ayant pu revenir assez vite, notre boulangère reprend les rênes de sa maison. Ma grand-mère et ma mère, grâce au dévouement de plusieurs personnes, rouvrent le Café.

Dans les semaines et les années qui vont, suivre, nous y vivrons bien des difficultés.

Début juillet, un détachement militaire allemand cantonne à Chigy. Le commandant réquisitionne "le château". Seize camions de munitions (200 obus environ), l'intendance et la roulante s'installent dans la cour de la ferme Huyard.


La roulante ira ensuite chez Stenuit, puis chez Boudin. La centaine de soldats est répartie sous les tentes et chez l'habitant.

Vient le moment de la moisson, pas question pour l'occupant de perdre le grain, les soldats aident aux champs,  et rentrent les gerbes avec leurs camions à la vitesse grand V. C'est la première moisson motorisée! Cette méthode, les fermiers auraient préféré ne pas l'expérimenter.

Nous apprenons, enfin, le sort de nos soldats. Pour 14 d'entre eux, les nouvelles nous ont été communiquées avec leurs adresses de prisonniers Pour les autres, repliés dans le Centre de la France, nous avons dû attendre qu'ils soient démobilisés et aient reçu le droit de passage pour la zone occupée.

Les inquiétudes étaient les mêmes pour toutes les personnes qui avaient poursuivi leur exode au Sud de la Loire. Elles ont dû attendre un laissez-passer pour quitter la zone libre. Les derniers n'ont retrouvé leur village que le 15 août. Revoir ses amis, ses voisins, savoir qu'aucun civil n'avait été touché, cela a été une force pour reprendre les activités.

Les prisonniers français sont répartis dans les fermes, jusque là, leur captivité est relativement supportable. Le groupe allemand quittera Chigy début octobre. Après ces 12 premiers mois de guerre, que seront les lendemains? ...




Automne 40- Il y a un an, c'était la déclaration de la guerre; aujourd'hui, nous sommes encore sous le choc des événements des derniers mois, et commençons à subir les interdits dictés par la "Kommandatur".

D'abord le couvre feu à 21 heures, et puis, l'heure basée sur le fuseau horaire de Berlin.

La confiscation des fusils ou toutes autres armes, les panneaux indicateurs de direction écrits en allemand, les affiches qui nous promettent de sévères sanctions en cas de non-soumission nous plongent dans la frayeur, d'autant plus, lorsque nous voyons, ou entendons les occupants défiler deux fois par jour, en martelant la Grande Rue de leurs bottes et rythmant leur chant "hali-halo-hala..."

Bien qu'il n'y ait pas eu d'ennui majeur (à part une anecdote pénible au café et quelques marques d'autorité au pays), nous sentons une bouffée de liberté, lorsqu'ils quittent le village, début octobre.


Les premières restrictions ressenties seront au niveau du transport, seules les voitures (utilitaires ou non) des médecins, artisans, commerçants, quelqes cultivateurs peuvent circuler à condition d'avoir obtenu un permis (collé sur le pare-brise). Ce permis (S.P.) donnant droit à des bons d'essence en quantité très réduite. Le service Troyes-Sens-Troyes est très restreint, on voit alors les cars surchargés, les voyageurs s'accrochent sur les ailes, le marchepied, l'impériale ... et, bien souvent, si personne ne descend aux stations, les chauffeurs  n'arrêtent pas leur véhicule.

La bicyclette  n'est plus la petite reine mais la REINE. Parfois ce sont les "4 roues" ou autres carrioles, remises en état, qui rendent de grands services.


Autres restrictions, nous recevons des cartes pour le textile, les chaussures, les combustibles, le tabac et, bien sûr l'alimentation.

A ces cartes, on ajoute les tickets, distribués à date fixe en mairie, qui correspondent à toutes les matières. En ce qui concerne les produits alimentaires : pain, viande, matières grasses, etc... Sur chaque ticket est mentionné le poids ou le volume de la ration quotidienne, hebdomadaire, ou mensuelle. Ces rations sont différentes selon la catégorie dans laquelle nous sommes inscrits : -J1-petite enfance
- J2- enfance
- J3- adolescence jusqu'à 21 ans
- A- Adulte -T- Travailleur de force de 21 ans à 70 ans
- V- Vieux à partir de 70 ans

De leur côté, les cultivateurs se voient contraints de faire des déclarations détaillées de tout le bétail ainsi que des quantités de production : oeufs, lait, céréales etc...

A l'auberge, on doit respecter les jours avec ou sans alcool et avec ou sans viande.

Tout de suite, l'instinct de protection se réveille et, grâce à l'initiative du maire Gabriel Laurant, de l'adjoint Ernest Rothier, de Savinien Lhoste et à la complicité des cultivateurs, nos rations de viande et de pain seront améliorées.



Au prix de bien des risques, un roulement clandestin est établi pour fournir des bêtes au boucher Favier, du blé au meunier. André Brulé livre, la nuit, notre boulanger Fernand Morin.

La farine est cachée dans la maison de l'arrière grand'mère de Geneviève Aynionin (8 rue des Vieilles Chènevières). Selon les besoins, c'est toujours la nuit, qu'Auguste Servais aide F. Morin à transporter les précieux sacs dans le fournil.

Ce ravitaillement est complété par les produits des ménages, cette habitude de vivre en autarcie nous aidera. Jardinage, nichées, couvées vont être multipliés pour les besoins personnels, mais aussi pour aider famille et amis de la ville.

Début novembre 1940, les 22 prisonniers français placés dans les fermes reçoivent une convocation: il doivent se rendre sur la place pour une distribution de couvertures.

Quelques jours plus tôt, une ruse similaire avait été employée dans un autre canton où les prisonniers avaient littéralement été enlevés, et poussés dans les wagons (40 hommes - 8 chevaux) direction l'Allemagne. Mon père, 39 ans, faisait partie de ce convoi.

Mis en éveil et aidés par leurs hôtes, 21 prisonniers vont se cacher et se sauveront au fur et à mesure des possibilités.

Le Maire ne se présentera qu'avec un seul d'entre eux... Miracle, il n'y a pas de sanction.


Modèle ce carte de correspondance

Noël est triste, pas de nouvelles des prisonniers. Les restrictions en électricité nous obligent à utiliser des ampoules de faible consommation, les veillées mal éclairées ajoutent encore à nos préoccupations.

Janvier 1941: Les nouvelles d'Allemagne arrivent enfin avec une formule spéciale.

Je crois que nous n'avions droit qu'à 2 cartes par mois plus une lettre tous les 2 mois (format 15/25 juste recto) carte et lettre sont doubles, une partie écrite par le prisonnier, l'autre partie détachable, réservée à la réponse de la famille.

En résumé, si cette dernière ne reçoit pas de courrier, il n'y a pas d'échange. L'écriture, au crayon, est limitée aux lignes imprimées, avec interdiction de déborder sur les marges!

Mêmes limites pour les colis de 1,5 kg par mois, plus un de 5 kg tous les deux mois.

La situation amène la coopérative scolaire à d'autres buts. Nous tricotons chaussettes, gants, passe-montagne, récupérons des denrées non périssables, fabriquons des gâteaux et en février nous pouvons aider les familles pour envoyer un colis aux 14 captifs.

Les mois passent péniblement. Hormis les produits de la terre, nous subissons la pénurie de toutes les matières et découvrons les succédanés, l'ersatz ...

De moins en moins d'essence, le boulanger transforme sa voiture "en gazogène" qu'il alimente avec la braise. Il n'y a plus de pile électrique, si l'on ne peut acheter une "dynapoche", l'on se contente d'un falot.


Voiture à gazogène 1940

Une autre difficulté: nous grandissons, les mères de famille deviennent très ingénieuses pour "faire durer" les vêtements, mais le plus spectaculaire sont les chaussures. Les tickets ne donnent droit qu'à une paire, avec semelles de bois, d'une solidité éphémère.

Pour l'hiver, le sabotier de Pont sur Vanne est le sauveur de toutes les générations. Les sabots sont portés avec des pantoufles taillées souvent dans les redingotes de nos grands-pères, suivant un patron qui fait pratiquement le tour du pays! On se communique aussi des recettes pour fabriquer : savon, bougies, mélasse, nous grillons de l'orge que nous baptisons café ...

Cet état de chose fait naître "le marché noir" qui n'est pas à la portée de toutes les bourses. Chigy peut s'enorgueillir de ne pas avoir succombé à ce principe. L'autre solution est le troc, là les échanges sont très inattendus.



Départ au STO

Le 4 septembre 1942, nouvelles émotions, quelques jeunes gens sont appelés pour le STO. Plusieurs seront rebelles et rejoindront le maquis en forêt d'Othe, où il y a différents groupes. Le 11 novembre 1942, les allemands envahissent la zone libre. Les évasions pour l'Angleterre via l'Espagne deviennent encore plus scabreuses.

C'est au début de l'année 1943, qu'André Lerond, puis Pierre Vincent sont libérés pour cause de maladie. Par eux, nous allons connaître la vie dans les camps.

L'Allemagne s'épuise sur le front Est et multiplie ses exigences. La monnaie cuivre (ou autre métal) est déjà changée en monnaie d'alu. Les français ont ordre de porter leurs objets en métal non ferreux en mairie. Ces appels restent infructueux!

Un peu plus tard, en vue de réquisition, Chigy est choisi pour le rassemblement de tous les chevaux du canton. Les autorités allemandes installent un bureau au rond-point de la rue du Moulin et de la rue du Guichet. Les chevaux sont fous ...

Avec leurs maîtres, nous vivons une journée éprouvante. La ferme Laurant perdra encore un cheval.

A l'auberge, c'est un peu l'affolement, les années précédentes les pensionnaires habituels avaient plaidé pour que nous acceptions leurs amis; mais cette année, nous devons accueillir en plus les amis des amis. Devant leurs raisons, combien convaincantes, maman et grand-mère n'ont pu résister. Nous avons ainsi 3 tablées d'adultes et d'adolescents, amaigris et affamés, à nourrir. Ce ne sont plus les menus variés et viande et légumes à volonté!... Fréquemment, ma mère ne sait pas, le soir, ce qu'elle pourra servir le lendemain. Les trois denrées: oeufs, lait, farine, que nous pouvions avoir facilement, sont cuisinés à toutes les sauces!


Chigy- Place de l'église

Décembre 43 - Tout le monde sent que la résistance est de mieux en mieux organisée. A la TSF, en prenant les précautions nécessaires pour qu'elle ne soit pas entendue de la rue, nous écoutons la BBC "les Français parlent aux Français". Cette émission nous réconforte et nous donne l'espoir d'une libération.

Dans combien de temps?

1944 Nous vivons un quatrième hiver d'occupation, un hiver qui comme les trois précédents, s'annonce rigoureux.

Encore bien des souffrances en perspective pour les deportés, les prisonniers, les malades, les personnes fragiles et ceux du maquis.

En ville, étant donné le peu de combustible attribué à chaque foyer, le chauffage central est abandonné depuis 40, il est difficile de lutter contre le froid. Dans les pensionnats, la vie est dure : quelques bûches le matin apportent un peu de tiédeur dans les salles de cours, puis c'est le réfectoire et les salles d'étude avec les manteaux, et, le soir, les dortoirs où les gants de toilette sont raidis par le gel. La campagne est plus favorisée, les habitudes un peu rudes sont gardées. On peut encore stocker le bois à l'automne. La cuisinière fournit la chaleur dans la pièce principale et, pour se coucher, on fait "une flambée" dans la chambre. Souvent les vitres restent habillées de cristaux de glace 24 heures sur 24 !

Le ravitaillement, en général, se raréfie.

A l'épicerie, 10 Grande Rue, Valentine Jouan a des difficultés pour honorer les tickets. De leur côté, les artisans peinent aussi. Julien Morvan, 19 Grande Rue, notre fin et méticuleux cordonnier est désespéré d'utiliser "ce maudit synthétique". Chez le maréchal, Gaston Petit, 14 Grande Rue, les bons matières (fer) sont accordés en kilos, en fonction du nombre de chevaux à ferrer.

Ces bons sont, bien sûr, insuffisants. C'est alors le troc: fer contre produits alimentaires fournis par les fermiers. Le même procédé est utilisé par le maçon, Pierre Poletto 11 Grande Rue, mais lorsqu'il travaille chez les particuliers, il puise dans sa propre basse-cour pour obtenir des matériaux.

Si pour le maçon les livraisons sont encore possibles, il n'en est pas de même pour le maréchal, et c'est toujours avec appréhension que celui-ci part récupérer ses commandes à Sens: les pneus de sa B 12 sont usés à l'extrême limite.


Chigy- Grande Rue


Chigy- L'abreuvoir



Pour les déplacements sans lourde charge la bicyclette reste le véhicule principal mais à part la RN 60 et la grande Rue (assez dégradée}, le réseau routier n'est pas goudronné. L'enveloppe des roues fatigue vite. Alfred Tonnelier, avec son humour coutumier, arrivait à faire rire de sa situation. Après avoir remplacé les chambres à air par des chiffons, et devant l'usure complète de ses pneus, il se voit dans l'obligation de rouler avec les chiffons seuls, pour finir inévitablement sur les jantes !

L'armée allemande, à court de matériel roulant, arrête les cyclistes et saisit les vélos. Par ailleurs, elle confisque les voitures particulières au repos depuis l'occupation. La réaction est rapide. Elles sont ou cachées sous la paille, ou amputées de pièces essentielles, donc inutilisables.


Ce combat qu'il faut sans cesse mener, use le moral et pourtant, un ressort est encore là, lorsque Londres nous laisse entendre un dénouement pour l'été.

Cette libération aura un prix... les réfractaires agissent. Les sabotages épuisent et désorientent les occupants.

Aussi, représailles, perquisitions, arrestations, tortures, ou, pis, exécutions deviennent-elles très fréquentes. C'est ainsi que L. Jeandot, 14 Rue des Vieilles Chenevières, confondu avec son beau-fils est arrêté: ses tortionnaires admettent leur méprise et le relâchent. Le jeune maquisard, cueilli avec lui, n'aura, hélas, pas cette chance puisqu'il sera exécuté.

Depuis 4 ans, notre chemin de fer Sens-Troyes, que l'on disait "tout juste bon pour un tortillard", voit rouler des trains rapides !

Cette ligne stratégique Orléans-Nancy est un lien important entre l'Allemagne et le mur de l'Adantique. Elle est devenue Bordeaux- Hambourg.

Ce printemps, le trafic y est très dense : convois d'essence, de matériel militaire, de troupes, de marchandises diverses, direction Ouest. Autrement dit, préparatifs pour une riposte au prochain débarquement.

Cette voie est une belle cible pour les résistants, (sabotages à Malay le Petit en février et mai), et pour les avions alliés.


Gare de Chigy

De crainte d'une visite des Allemands au café, nous n'osons plus écouter la BBC et prenons les nouvelles chez des amis où, comme chez beaucoup de personnes, est accrochée une carte de l'Europe sur laquelle des épingles quotidiennement déplacées, marquent l'avance du front russe et également les progrès du front italien. Où sera le troisième front?

Nous le saurons bientôt. En effet, le 6 juin, les voisins nous crient la bonne nouvelle : "ils ont débarqué !". Hourra ! Nous, les J3, avec la fougue et l'inconscience de la jeunesse, imaginons déjà l'arrivée des alliés et le retour des PG (prisonnier de guerre) dans les jours suivants ! Nos aînés nous remettent vite les pieds sur terre. Nous comprenons qu'à cette joie, il faut mêler inquiétude et patience. A nouveau nous allons nous retrouver sur un front. Les villes sont en danger. Leurs habitants qui en auront la possibilité retrouveront villages et familles d'accueil de 40.


Presque tous les jours, il y a un nouveau fait d'armes, notamment fin juin le pont de fer SNCF à Sens (ligne Sens­-Troyes) est détruit par les forteresses volantes américaines.

Courant juillet, les maquisards plastiqueront le transformateur de Bagneaux.

Ces deux destructions auront leur importance. d'une part la ligne SNCF Atlantique-Allemagne est coupée, d'autre part, comme nous, le nord et le Nord Est de la France, alimentés par Bagneaux seront privés d'électricité un certain temps.

Le courrier venant d'Allemagne, daté de mai est enfin distribué. (Ce sera le dernier avant la délivrance des prisonniers, nous serons un an sans nouvelles).

Août 1944

Plus les occupants, traqués de toutes parts, sont sur des charbons ardents, plus nous apercevons le bout du tunnel. Nous nous devons de préparer le grand jour. Partout il y a le même élan. Les dames, avec les moyens du moment, confectionnent les drapeaux des pays alliés. Le danger d'une éventuelle perquisition les obligent à cacher ces symboles.

Revoilà les "Lighting" (avions américains à double fuselage) déjà venus en juillet ! Leur point de mire: la gare, des wagons et une micheline, en souffrance depuis longtemps sur la voie de garage. Ils tournent au-dessus du village rasant nos maisons. Des balles s'égarent particulièrément dans les cours du hameau de la Grenouillère. A chaque fais, nous nous en tirons sans mal, mais avec une belle peur.




Chigy- Rue de la gare et La Grenouillère

Lundi 14 août

La voie ferrée n'ayant plus les mêmes fonctions, le trafic routier Sens-Troyes est plus intense. Les "Fifis" décident de gêner ce passage en minant une buse située sous la RN 60, à la Grenouillère, près de la barrière. Le maire redoute un peu ce sabotage. Il est trop tard. La route explose ! Les dégâts ne sont pas aussi importants qu'espérés mais les sanctions ne se font pas attendre.

Les premiers, devant ce nouvel obstacle, sont les SS. Ils obligent les hommes du hameau à remettre la route en état. Le travail terminé, André Barde, Jean Perrin, Roger et Georges Laurant, un de leur cousin et un jeune Sénonais, en situation irrégulière, seront alignés devant la ferme Barde, les bras en l'air, maintenus immobiles sous la menace de la mitraillette d'un SS !Soudain, un officier, de sa voiture, appelle le soldat, le fait monter et part en trombe ! Les jeunes sont sauvés... Que s'est il passé ?

Mercredi 16 L'armée Patton prend Orléans.

Dimanche 20 Le bouche à oreilles nous apprend que la veille une division SS s'est installée à Theil. Des coups de feu y ont été entendus le soir et dans la nuit. Tout cela est d'autant plus inquiétant, que les informations, à la radio, prévoient l'arrivée des alliés à Sens dans trois ou quatre jours.




Chigy- la rue du Pont

Lundi 21 août 1944 Vers 15 heures les Sénonais sont stupéfaits. Ils voient.descendrer du Chemin Neuf des chars américains. L'armée Patton est là! Elle a trois jours d'avance. Nous en serons informés une heure plus tard. Notre joie est étouffée par l'anxiété. Que nous réservent les heures qui viennent?

A l'auberge, deux pensionnaires, impatients, s'équipent contre la pluie et vont se poster sur le pont de la Vanne, le regard fixé sur la route nationale pour suivre le repli des Allemands. A leur retour, ils jubilent "depuis une heure, il ne passe plus aucun véhicule. ils sont partis. Nous sommes libres!." C'est du délire, nous pleurons, nous nous embrassons, l'atmosphère est indéfinissable.

Mardi 22 aoûtTout le pays pavoise. Quand, des F.F.l., qui arborent enfin leurs brassards, nous ordonnent: "Enlevez vos dra­peaux, rentrez chez vous, ils reviennent...". Cette douche écossaise nous terrifie.


Mairie de Chigy le 8 mai 1945


Les américains à Villeneuve l'Archevêque

Mercredi 23 août Il y a de violents combats autour de Villeneuve l'Archevêque. Nous apprendrons plus tard que la troupe S.S. de Theil n'était autre que la division "Das Reich" d'Oradour-sur­ Glane.


Jeudi 24 août Les libérateurs ont maîtrisé le sursaut allemand. Nous reprenons nos esprits, les drapeaux flottent à nouveau à la mairie et sur toutes les maisons.

Les convois de Ricains traversent Chigy, dans un nuage de poussière. Ils nous lancent du chocolat, des conserves, des savonnettes, des cigarettes, sans oublier le chewing-gum. De leur côté, ils apprécient nos tomates et nos fruits. Tout semble une fête.





La Grenouillère le 22 août 1944-
Les "Ricains" de l'armée Patton


Pont sur Vanne le 22 août 1944

Ces moments de folie passés, nous sommes ramenés à la raison et nos interrogations sur les combattants et les prisonniers restent les mêmes. Le blac -out est toujours de rigueur. Les restrictions sont aussi sévères, mais avec la liberté, ces contraintes paraissent légères.

La troupe américaine va s'installer quelques jours à Chigy, puis les mois vont s'écouler dans l'attente.

1945 Lundi 19 mars Un événement vient rompre la routine. Au retour d'un bombardement sur l'Allemagne, une forteresse volante, EL LOBO II, touchée par la D.C.A., fait un atterrissage forcé à Chigy, au lieu dit Champmot.

Cela provoque une animation inattendue dans le village. Durant deux mois, de nombreux curieux venus, souvent à pied, de tous les environs vont défiler devant ce géant.




19 mars 1945- forteresse EL LOBO II


Sens le 24 août 1944
L'armée Patton avance vite pour renforcer le front

Fin avril Après avoir piétiné de longues semaines, d'un côté, le front Est reprend du terrain, de l'autre, le front OUEST paraît s'engager avec force. Au fur et à mesure de l'a­vance de ce dernier, les camps d'Alsace et d'Allemagne de l'Ouest s'ouvrent et les prisonniers vont commencer à rejoindre leur foyer. Ce sont des instants bouleversants. Les familles retrouvent des hommes amaigris au visage buriné et vieilli. De leur côté, malgré les photos échangées, ces hommes sont choqués, car si le physique des adultes est resté sensi­blement le même, ils ne peuvent réaliser que les bébés soient devenus des enfants ou les enfants devenus des adolescents. Pour tous, ce sont cinq années perdues que rien ne compensera. Un autre choc, aucun n'ima­ginait revoir "la France saignée à blanc".

8 mai 1945 Et enfin, le grand jour arrive, l'Allemagne a capitulé, nous sommes le "8 mai 1945''.

Les cloches sonnent, villes et villages sont en liesse. Partout, on danse plu­sieurs nuits de suite. Ici, la salle de bal du café (ex-épicerie), muette depuis six ans, résonne à nouveau. Les jeunes et leurs aînés sont déchaînés. Nous sommes au milieu d'une démence collective! Notre accordéoniste, René Bourgeois a tant joué qu'il a des blessures aux mains, qu'à cela ne tienne, un vieux pick-up prend la relève, cela durera trois jours!

Puis, les autres prisonniers vont retrouver petit à petit leur "chez eux". Le 21 mai, mon père, le plus vieux (44 ans) revient le dernier, très diminué, mais comparé aux déportés, nous n'avons pas le droit de nous découra­ger.



Orchestre populaire de la région


Tout le village partage le bonheur des familles à nouveau réunies.

Le conseil municipal tient à marquer ses sentiments en offrant un goûter. La pâtisserie est préparée par Lucette Couard et Madeleine Laurant, nous retrouvons la sympathie, l'ambiance chaleureuse et familiale d'avant-guerre.

C'est un plus, pour essayer d'oublier les tristes années, qui, si l'on fait le bilan, auraient encore pu être plus cruelles. Chigy a eu une certaine chance, mais la disparition d' A. Lefèvre et tou­tes les transes subies sont encore beaucoup trop.

Début juillet A cinq ans d'intervalle, les rôles sont inversés, les pri­sonniers de guerre allemands sont,à leur tour,répartis dans les fermes. Leur dortoir est installé dans une mai­son inoccupée (4, rue Servais).

Leur gardien sera Jean Paziniak, lui-même ancien prisonnier de guerre) jusqu'à leur départ en février 1948, leur séjour se déroulera sans heurts. Bien que les restrictions et les tickets demeurent jus­qu'en 1949.

Tout nous semble facile. La vie reprend ses droits, avec l'espoir que sagesse et tolérance domineront les hommes pour ne jamais revoir cela.

Jacqueline SIMONNET.